Loin au-dessus de la mer et des îles, voguant en plein ciel sur un air juste assez dense pour porter ses énormes avions mais trop ténu pour ses poumons, l’homme s’imaginait parfois capable de comprendre enfin comment fonctionnait le temps.

Mais non. Simple illusion. Brusque intuition dont souffraient beaucoup d’équipages, persuadés qu’une conscience privilégiée de la nature du vortex leur avait été accordée, à eux et à eux seuls. Sensation faussée. Le vortex dépassait l’entendement. On pouvait y pénétrer s’en servir, le quitter ; rien de plus.

Depuis la tourelle arrière pressurisée de l’avion-cargo, assis, le dos tourné à la masse de l’appareil invisible, les hommes guettaient les bombes et les chasseurs ennemis. Théoriquement. La poussée des moteurs était si régulière que le jet semblait quasi immobile ; l’air déplacé emportait si bien leur bruit qu’il devenait presque inaudible. Le monde s’étendait à l’infini en contrebas, paysage illimité se déployant peu à peu. Terres et côtes, mer, îles et nuages, dessinés en vives couleurs contrastées par le soleil de midi, glissaient lentement sous l’appareil. L’altitude donnait une impression d’éloignement. Les hommes se sentaient habitants des deux plutôt qu’intrus. Ils dominaient le monde. S’y poser, n’importe où, leur eût suffi pour augmenter d’autant leur propriété.

De si haut, pourtant, ils ne pouvaient oublier la rareté de la terre ferme. À l’équateur, l’univers se composait pour l’essentiel de ciel et d’eau, sur lesquels tranchaient les taches plus sombres des îles, frangées du blanc éblouissant du ressac. Les appareils étaient censés atterrir si nécessaire sur les plus grandes, mais une des propriétés du vortex consistait apparemment à protéger ses occupants des urgences. Nul n’avait jamais entendu parler d’avions qui se seraient écrasés hors du temps. Les accidents se produisaient ailleurs : au décollage, à l’atterrissage, ou quand un missile touchait au but avant ou après l’entrée de sa cible dans le tourbillon. Une fois à l’intérieur, on ne risquait plus rien : les bombes aussi l’empruntaient ; elles non plus n’allaient nulle part en temps réel.

Les pointillés des îles présentaient toutefois d’autres tentations, surtout l’appât de la neutralité. La plupart des hommes réellement impliqués dans les combats voulaient y échapper ; il en allait toujours ainsi de la guerre. La pensée que l’essentiel du monde constituait une zone neutre n’en finissait pas de troubler les jeunes gens le plus souvent terrifiés qui livraient bataille. En contemplant l’Archipel de très haut, ils rêvaient à la fin du conflit : plus d’ennemi, d’innombrables îles à visiter, le soleil, la cuisine exotique, l’amour au bruit du ressac, tout cela pour le reste de leurs jours. En réalité, bien sûr, ils n’atterrissaient jamais en zone neutre. De l’autre côté de la mer Centrale attendait le continent austral où ils redevenaient des combattants, car là s’achevait toute neutralité. Là commençait le royaume des traités et des alliances.

Ensuite, pour regagner leur base, les soldats repassaient au-dessus des îles ; ils rêvaient de soleil avant de se poser dans leur patrie nordique en guerre, au climat plus frais.

L’avion progressait en douceur, car le pilote dans son cockpit lointain corrigeait imperceptiblement la dérive, les pertes momentanées d’altitude, l’alignement des surfaces de vol. Il était tentant de rêver en survolant l’Archipel, en se laissant porter, esclave d’un midi hors du temps.

À l’extérieur, d’autres appareils filaient de concert dans le vortex temporel. Leurs traînées de condensation s’étiraient comme des lignes de craie sur le bleu profond du ciel, au centre duquel elles se chevauchaient. Le temps se rencontrait tout entier en ce point tourbillonnant, le midi ou, plus rarement, le minuit de l’équateur, reconnaissables aux pistes blanches convergentes mais aussi aux avions superposés qui les produisaient. Du sommet de la pile, on avait parfois un aperçu de la simple échelle du vortex. Les appareils avaient beau tracer des lignes droites, la force de Coriolis conjuguée à l’entraînement du temps les courbait vers le point médian. Les rayures déparant le ciel s’enroulaient jusqu’à son centre, l’œil du temps ; d’en haut, le vortex apparaissait comme un tourbillon de rubans blancs, une nébuleuse en rotation ou les nuages périphériques effilochés d’un ouragan.

Les occupants de la pile, surtout les plus bas, ne pouvaient jouir pleinement de la force de Coriolis, mais s’ils regardaient en l’air par leur verrière teintée à l’épreuve des balles, ils distinguaient l’avion du dessus, disposé à un angle différent du leur, filant dans les cieux malgré son immobilité apparente, bloquant la lumière du soleil à son zénith. Un autre appareil le dominait, ils le savaient, qui volait de concert dans une autre direction, vers un autre but. D’autres encore couronnaient celui-là, toujours plus haut, jusqu’au sommet de la pile où l’air était si ténu que même un jet lancé à pleine vitesse ne gagnait pas assez de portance.

S’il leur avait été possible de regarder sous leurs pieds, les hommes y auraient aussi vu d’innombrables avions, certains frôlant la surface des flots.

Plus bas encore se trouvait le point du globe – souvent situé en mer, quoique plusieurs îles chevauchent l’équateur – qui un instant durant, deux fois par jour, à midi et à minuit, représentait le centre exact du vortex temporel.

En vol, donc, l’homme croyait entrevoir la compréhension : le mystère paraissait exposé dans toute sa nudité. Le vortex arrêtait le temps. Les avions qui y pénétraient y demeuraient tant qu’ils conservaient une trajectoire rectiligne, puis en étaient expulsés lorsqu’ils effectuaient le changement de direction crucial. Voilà. En fait, il s’agissait simplement d’une manière différente de voir les choses. Qu’on observât les effets du tourbillon d’en haut ou d’en bas, le mystère subsistait.

À cause de lui, la planète tout entière existait dans le même instant subjectif, le même jour, la même saison. Les gradients invisibles du vortex, étirés à la surface de la planète, altéraient la perception du temps.

Où qu’on se trouvât pour regarder le soleil se coucher – au nord ou au sud, à l’est ou à l’ouest –, on contemplait le même crépuscule. Lorsque le milieu de matinée arrivait d’un côté du globe, les habitants de l’autre le vivaient également. Il n’existait pas de fuseau horaire, pas de ligne de changement de date, pas d’heures gagnées ou perdues en voyageant d’est en ouest, pas d’interruption des rythmes diurnes pour qui faisait le tour du monde en avion. S’il était telle heure dix-sept ici ou ailleurs, il était telle heure dix-sept partout.

La nuit succédait au jour et l’été au printemps où qu’on vécût. Le fait que la même nuit, le même été s’imposaient partout ailleurs sur la planète n’avait en soi aucun intérêt. Pourquoi l’aurait-on su, puisqu’on ne voyait pas les horloges de l’autre bout du monde ? Pourquoi s’en serait-on soucié ?

Des siècles durant, personne ne s’en soucia. Puis arrivèrent l’ère moderne, les voyages modernes ; quand l’homme se mit à voler dans ses avions rapides à de grandes hauteurs, ses ailes ardentes effleurèrent pour la première fois les flancs du vortex. Baissant les yeux, il remarqua où il se trouvait, puis il continua sa route avant de les rabaisser pour s’apercevoir qu’il n’avait pas avancé autant qu’il l’avait cru. Alors, plongeant vers le sol, désorienté, effrayé que son sens du temps et de l’espace eût subi pareille distorsion, il vit le temps se gauchir autour de lui, le paysage défiler à une vitesse bien supérieure à celle engendrée par ses moteurs. Lorsqu’enfin il toucha terre, ce ne fut pas du tout là où il avait pensé arriver ; en deux ou trois heures de voyage subjectif, il avait traversé la moitié de la planète.

Bien des hommes moururent, bien des avions disparurent pendant qu’on s’efforçait de résoudre l’énigme. Enfin, sans qu’elle fût résolue, il devint possible de mesurer le vortex, de travailler mathématiquement sur ses caractéristiques, de s’en servir pour préparer des trajets d’un bout à l’autre du monde. Le pilote décollait, grimpait vers le midi équatorial, rejoignait la pile d’avions à l’altitude fixée, où il continuait sa course sans dévier, une mince traînée blanche de condensation dans son sillage. Il regardait le sol, consultait ses instruments, attendait le moment qui, d’après les calculs, porterait son appareil près de l’endroit souhaité. Il coupait les gaz, baissait le nez de l’avion, entamait sa descente à travers les gradients du temps.

Si les calculs s’avéraient corrects, il arrivait presque à destination, après avoir accompli en trente minutes un vol de douze heures, en deux heures un vol de vingt-quatre, en vingt minutes un vol de six heures. Le gain de temps dépendait de la latitude du décollage et de l’atterrissage.

Le transport aérien devint routine, nécessité de l’économie mondiale, mais il ne pouvait perdurer sans interruption que si la zone équatoriale demeurait neutre. La forme sombre aux ailes réduites, aux moteurs dotés de longs tubes et à l’énorme fuselage qui engloutissait de son ombre l’appareil qu’elle dominait pouvait être amie aussi bien qu’ennemie.

On volait donc sans être importuné. Les appareils ne semblaient bouger que pour suivre le soleil, qui progressait peu à peu au zénith, le long de l’équateur. Leurs occupants finissaient par connaître la forme des îles, les couleurs changeantes de la mer aux endroits où les courants étaient plus lents ou plus profonds, où des rochers crevaient la surface des flots. Ils finissaient par connaître les îles, sans jamais les avoir visitées. Ils brûlaient d’y voyager, de découvrir ce que signifiait la neutralité, où elle mènerait.

Un jour, il faudrait bien que la guerre s’achevât, mais ce jour-là n’était pas encore arrivé.

L'Archipel du Rêve
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